CHAPITRE 8
Le soir suivant, je me rendis aussitôt à Jackson Square. Le terrible front froid avait fini par descendre jusqu’à La Nouvelle-Orléans, apportant avec lui un vent glacial. Ce genre de phénomène peut se produire à tout moment durant les mois d’hiver, même si certaines années on ne l’observe absolument pas. Je m’étais arrêté à mon appartement pour passer un gros manteau de lainage, ravi d’éprouver une telle sensation maintenant avec ma peau récemment bronzée.
Quelques rares touristes bravaient le mauvais temps pour se rendre dans les cafés et les pâtisseries encore ouvertes près de la cathédrale ; la circulation était bruyante et rapide. Derrière ses portes fermées, le vieux Café du Monde était plein à craquer.
Je le vis tout de suite. Quelle chance !
On avait fermé les grilles du square, comme on le faisait toujours maintenant à la tombée de la nuit, ce qui était bien agaçant, et il était dehors, tourné vers la cathédrale, jetant autour de lui des regards anxieux.
J’eus un moment pour l’examiner avant qu’il ne se rendit compte que j’étais là. Il était un peu plus grand que moi, sans doute 1,85 mètre, et, comme je l’avais déjà constaté, il était extrêmement bien bâti. Je ne m’étais pas trompé sur son âge. Le corps n’aurait pas pu avoir plus de vingt-cinq ans. Il portait des vêtements très luxueux : un imperméable doublé de fourrure, très bien coupé, et une grosse écharpe de cachemire rouge.
Quand il me vit, un spasme le traversa, de pure angoisse mêlée à du ravissement. Ce terrible sourire étincelant éclaira son visage et, essayant en vain de dissimuler son affolement, il me fixa tandis que je m’approchais du pas lent d’un humain.
« Ah ! mais c’est vrai que vous avez l’air d’un ange, monsieur de Lioncourt, murmura-t-il hors d’haleine, et comme votre peau bronzée est magnifique. Comme cela met en valeur votre beauté. Pardonnez-moi de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.
— Ainsi, vous voici, Mr. James, dis-je en haussant les sourcils. Quelle est la proposition que vous avez à me faire ? Je ne vous aime pas, alors, faites vite.
— Ne soyez pas si grossier, monsieur de Lioncourt, dit-il. Ce serait une terrible erreur de m’offenser, vraiment. » Oui, il avait une voix exactement comme celle de David. Il était fort probablement de la même génération. Et, sans aucun doute, il y avait quelque chose en lui qui rappelait l’Inde.
« Vous avez tout à fait raison sur ce point, dit-il. J’ai passé bien des années en Inde. Et quelque temps également en Australie et en Afrique.
— Tiens, dis-je, vous pouvez donc lire très facilement mes pensées.
— Non, pas aussi facilement que vous pourriez le croire, et sans doute maintenant plus du tout.
— Je m’en vais vous tuer, repris-je, si vous ne me dites pas comment vous avez réussi à me suivre et ce que vous voulez.
— Vous savez ce que je veux, dit-il, en étouffant un rire sans joie, le regard fixé sur moi, puis se détournant. Je vous l’ai expliqué par l’intermédiaire des nouvelles, mais je ne peux pas parler ici dans ce froid glacial. C’est pire que Georgetown, au fait, c’est là que j’habite. J’espérais éviter ce genre de temps. Quelle idée vous a pris de me traîner à Londres et à Paris à cette époque de l’année ? » Nouvelle petite crise d’un rire sec et angoissé. De toute évidence, il ne pouvait pas me fixer plus d’une minute sans détourner les yeux, comme si j’étais une lumière aveuglante. « Il faisait un froid vif à Londres. J’ai horreur du froid. Ici, ce sont les tropiques, non ? Ah ! vous et vos nostalgies de neige hivernale. »
Cette dernière remarque m’abasourdit sans me laisser le temps de le dissimuler. Un instant, je restai muet de rage, puis je me maîtrisai.
« Venez ; le café là-bas », dis-je en désignant le vieux Marché Français de l’autre côté de la place. Je traversai rapidement le trottoir. J’étais trop dérouté et trop excité pour risquer un mot de plus.
Le café était extrêmement bruyant, mais il y faisait bon. Je le précédai jusqu’à une table dans le coin le plus éloigné de la porte, commandai pour nous deux leur célèbre café au lait et m’assis là, dans un silence crispé, un peu distrait par le bois poisseux de la petite table et fasciné par l’homme qui, en frissonnant, dénoua nerveusement son écharpe rouge, puis la remit et ôta enfin ses gants de cuir fin, puis les fourra dans ses poches avant de les en ressortir et d’en passer un, puis de poser l’autre sur la table, de le reprendre ensuite et de l’enfiler aussi.
Il y avait quelque chose d’absolument horrible chez James, la façon dont ce corps splendide était envahi par son esprit tortueux et affolé, et par ses crises de rire. Je n’arrivais pourtant pas à détourner mes yeux de lui. J’éprouvais à l’observer je ne sais quel plaisir diabolique et je crois qu’il le savait.
Derrière ce beau visage sans défaut, se cachait une intelligence provocante. Il me fit comprendre combien j’étais devenu intolérant face à quelqu’un de vraiment jeune.
On déposa soudain le café devant nous et je posai mes mains nues autour de la tasse brûlante. Je laissai la vapeur monter vers mon visage. Il observait cela de ses grands yeux bruns clairs, comme si c’était lui qui était fasciné, et il s’efforçait maintenant de soutenir calmement mon regard, ce qui semblait lui être très difficile. Une bouche délicieuse, des cils fins, des dents parfaites.
« Bon sang, demandai-je, qu’est-ce qui vous prend ?
— Vous savez bien. Vous l’avez deviné. Je n’aime pas ce corps, monsieur de Lioncourt. Un voleur de corps a ses petits problèmes, vous savez.
— Et c’est ce que vous êtes ?
— Oui, un voleur de corps de première classe. Mais vous le saviez fort bien quand vous avez accepté de me voir, n’est-ce pas ? Il faut me pardonner si parfois je suis maladroit.
Presque toute ma vie j’ai été un homme mince, pour ne pas dire émacié. Jamais je n’ai été en aussi bonne santé. » Il poussa un soupir, une expression de tristesse passant un instant sur son visage juvénile.
« Mais ces chapitres-là sont maintenant clos, dit-il d’un ton soudain embarrassé. Laissez-moi en venir droit au fait, par respect pour votre extraordinaire intellect surnaturel et pour votre vaste expérience…
— Ne vous moquez pas de moi, petit pisseur ! murmurai-je. Si vous vous avisez de jouer avec moi, je vous mettrai lentement en pièces. Je vous l’ai dit, je ne vous aime pas. Même le petit titre dont vous vous parez ne me plaît pas. » Cela le réduisit au silence. Il se calma d’un coup. Peut-être sa colère s’était-elle apaisée, ou était-il pétrifié de terreur. C’était simplement, je crois, qu’il n’était plus aussi effrayé et qu’au lieu de cela une froide colère le gagnait.
« Très bien, dit-il doucement et calmement, toute frénésie disparue. Je veux faire un échange de corps avec vous. Je veux le vôtre pour une semaine. Je m’arrangerai pour que vous ayez ce corps-ci. Il a été minutieusement analysé et examiné juste avant que j’en prenne possession. Ou que je le vole. Il est très robuste : vous pouvez vous en rendre compte. De toute évidence il est robuste. Très robuste…
— Comment pouvez-vous faire cet échange ?
— Nous le ferons ensemble, monsieur de Lioncourt, dit-il très poliment, son ton devenant plus civil et plus courtois à chaque phrase qu’il prononçait. Il ne saurait être question de vol de corps quand j’ai affaire à une créature telle que vous.
— Mais vous avez essayé, n’est-ce pas ? »
Il m’examina un moment, ne sachant manifestement pas comment il devait répondre. « Oh ! vous ne pouvez pas me le reprocher maintenant, n’est-ce pas ? dit-il d’un ton implorant. Pas plus que je ne peux vous reprocher de boire du sang. » Il sourit en prononçant le mot « sang ». « En vérité, j’essayais simplement d’attirer votre attention, ce qui n’est pas chose facile. » Il paraissait songeur et parfaitement sincère. « D’ailleurs à un certain niveau il y a toujours coopération, même si c’est à un niveau très inconscient.
— Oui, répondis-je, mais il y a le problème mécanique, si le mot n’est pas trop vulgaire. Comment coopérerons-nous ! Soyez précis. Je ne crois pas que ce soit faisable.
— Oh, allons donc, bien sûr que vous le croyez », suggéra-t-il avec douceur, comme un professeur plein de patience. On aurait presque dit une imitation de David, mais sans la vigueur de celui-ci. « Comment sinon serais-je parvenu à m’emparer de ce corps ? » Il poursuivit avec un petit geste éloquent. « Nous nous retrouverons dans un endroit approprié. Puis nous sortirons de nos corps, ce que vous savez fort bien faire et que vous avez si éloquemment décrit dans vos ouvrages, et puis chacun prendra possession du corps de l’autre. Ça n’est vraiment pas grand-chose, il suffit d’un courage sans faille et de le décider. » Il souleva la tasse, sa main tremblant violemment et il but une gorgée du café brûlant. « Pour vous, l’épreuve ne demandera que du courage, rien de plus.
— Qu’est-ce qui me gardera bien ancré dans le nouveau corps ?
— Il n’y aura personne là-dedans, monsieur de Lioncourt, pour vous pousser dehors. C’est radicalement différent de la possession, vous comprenez. La possession est une bataille. Quand vous pénétrerez dans ce corps, vous n’y rencontrerez pas la moindre résistance. Vous pourrez y rester jusqu’au moment où vous choisirez de vous en dégager.
— C’est trop extraordinaire ! dis-je avec un agacement visible. Je sais qu’on a noirci des pages et des pages sur ces problèmes, mais il y a quelque chose qui ne va pas tout à fait…
— Permettez-moi d’essayer de mettre cela en perspective, dit-il, baissant la voix et sur un ton exquisément conciliant. C’est à la science que nous avons affaire ici, mais une science qui n’a pas encore été pleinement codifiée par des esprits scientifiques. Ce dont nous disposons, ce sont les mémoires de poètes et d’aventuriers de l’occulte, tout à fait incapables d’analyser ce qui se passe.
— Exactement. Comme vous l’avez observé, j’ai fait cela moi-même, j’ai voyagé hors de mon corps. Pourtant je ne sais pas ce qui se produit. Pourquoi le corps ne meurt-il pas quand on le quitte ? Je ne comprends pas.
— L’âme, tout comme le cerveau, se compose de plusieurs parties. Vous savez certainement qu’un enfant peut naître sans cervelet, pourtant le corps peut survivre s’il a ce qu’on appelle le tronc cérébral.
— Quelle horrible idée.
— Ça arrive tout le temps, je vous assure. Des victimes d’accidents au cours desquels le cerveau subit des dommages irréparables peuvent encore respirer et même bâiller dans leur sommeil tant que le cerveau inférieur fonctionne.
— Et peut-on posséder ce genre de corps ?
— Oh, non, il me faut un cerveau sain pour en prendre pleinement possession, je dois absolument disposer de toutes ses cellules en bon état de marche et capables de se souder à l’esprit envahisseur. Attention, monsieur de Lioncourt. Le cerveau n’est pas l’esprit. Je le répète, nous ne parlons pas de possession mais de quelque chose d’infiniment plus raffiné que cela. Permettez-moi, je vous prie, de continuer.
— Allez.
— Comme je le disais, l’âme se compose de plusieurs parties, tout comme le cerveau. La plus importante – identité, personnalité, conscience si vous voulez – c’est cela qui se libère et qui voyage ; mais il demeure une petite âme résiduelle. Elle garde le corps vide animé, en quelque sorte, car sinon cette vacuité, bien sûr, signifierait la mort.
— Je comprends. L’âme résiduelle anime le tronc cérébral ; c’est ce que vous voulez dire.
— Tout à fait. En vous sortant de votre corps, vous laisserez là une âme résiduelle. Et quand vous pénétrerez dans ce corps-ci, vous y trouverez également l’âme résiduelle. C’est la même que j’ai trouvée quand je suis entré en possession du corps. Et cette âme se soudera avec empressement à toute âme supérieure : elle a envie d’embrasser cette âme supérieure. Sans elle, elle se sent incomplète.
— Et quand survient la mort, les deux âmes s’en vont ?
— Précisément. Les deux âmes partent ensemble, l’âme résiduelle et l’âme plus grande dans une violente évacuation et le corps alors n’est plus qu’une coquille sans vie qui commence à se décomposer. » Il attendit, m’observant avec la même patience apparemment sincère, puis il reprit : « Croyez-moi, la véritable mort est un phénomène beaucoup plus fort. Il n’y a absolument aucun danger dans ce que nous nous proposons de faire.
— Si cette petite âme est si fichtrement réceptive, pourquoi ne puis-je pas, avec tout mon pouvoir, secouer hors de sa peau quelque petite âme mortelle et m’installer ?
— Parce que la partie plus importante de l’âme tenterait de recouvrer son corps, monsieur de Lioncourt ; même sans comprendre le processus, elle essaierait et essaierait encore. Les âmes ne veulent pas être sans corps. Et même si l’âme résiduelle fait bon accueil à l’envahisseur, quelque chose en elle reconnaît toujours l’âme particulière dont elle faisait jadis partie. S’il y a bataille, c’est cette âme-là qu’elle choisira. Et même une âme troublée est capable d’un grand effort pour recouvrer son enveloppe mortelle. »
Je ne dis rien, mais malgré les soupçons qu’il m’inspirait, en me rappelant de rester sur mes gardes, je trouvai dans tous ses propos une certaine logique.
« La possession est toujours une lutte sanglante, répéta-t-il. Regardez ce qui se passe avec des esprits mauvais, des fantômes et ce genre de choses. Ils finissent toujours par être chassés, même si le vainqueur ne sait jamais ce qui s’est passé. Quand l’exorciste arrive avec son encens, son eau bénite et tout son latin, il fait appel à cette âme résiduelle pour bouter dehors l’intruse et ramener l’âme d’autrefois.
— Mais avec cet échange fait en coopération, les deux âmes ont chacune un corps nouveau.
— Précisément. Croyez-moi, si vous pensez pouvoir sauter dans un corps humain sans mon assistance, eh bien, essayez donc et vous verrez ce que je veux dire. Vous n’aurez jamais vraiment l’expérience des cinq sens d’un mortel tant que la bataille fera rage à l’intérieur. »
Ses manières se firent encore plus prudentes, plus confidentielles ; « Regardez encore ce corps, monsieur de Lioncourt, dit-il avec une douceur enjôleuse. Il peut être à vous, absolument et authentiquement à vous. Voilà un an que vous l’avez vu pour la première fois à Venise. Depuis tout ce temps, il a donné l’hospitalité à un intrus. Il vous accueillera vous aussi.
— Où vous l’êtes-vous procuré ?
— Je l’ai volé, je vous l’ai dit, répondit-il. Son précédent propriétaire est mort.
— Il faut que vous soyez plus précis.
— Oh, vraiment ? Je déteste tant m’accuser.
— Je ne suis pas un mortel qui fait respecter la loi, Mr. James. Je suis un vampire. Exprimez-vous d’une façon que je puisse comprendre. »
Il eut un petit rire doucement ironique. « Le corps a été choisi avec soin, poursuivit-il. Son ancien propriétaire n’avait plus d’esprit. Oh ! il n’avait absolument aucune atteinte organique, pas la moindre. Comme je vous l’ai dit, il avait été minutieusement analysé. Il était devenu une sorte de grand animal tranquille de laboratoire. Il ne bougeait pas. Ne parlait pas. Sa raison avait été irrécupérablement brisée, même si les cellules saines du cerveau continuaient à fonctionner et à crépiter, comme elles ne demandent qu’à le faire. J’ai procédé à l’échange par étapes. Lui faire quitter son corps a été simple. Ce qui a demandé une certaine habileté, ça a été de l’attirer dans mon vieux corps et de le laisser là.
— Où est maintenant votre vieux corps ?
— Monsieur de Lioncourt, il n’y a absolument aucune possibilité que la vieille âme revienne jamais frapper à la porte ; ça, je vous le garantis.
— Je veux voir une image de votre vieux corps.
— Mais pourquoi donc ?
— Parce qu’elle me dira des choses sur vous, peut-être plus que vous-même n’êtes disposé à m’en confier. Je l’exige. Je ne poursuivrai pas sans cela.
— Ah non ? fit-il, conservant son sourire poli. Et si je me levais et que je m’en aille ?
— Dès que vous essaierez, je tuerai votre superbe corps tout neuf. Personne dans ce café ne s’en apercevra. On croira que vous êtes ivre et que vous avez trébuché dans mes bras. Je fais tout le temps ce genre de choses. »
Il resta silencieux, mais je sentais qu’il calculait fébrilement et puis je compris à quel point il savourait tout cela : c’était le cas depuis le début. Il était comme un grand acteur, profondément absorbé par le rôle le plus difficile de sa carrière.
Il me fit un sourire étonnamment séduisant puis, ôtant avec soin son gant droit, il prit un petit objet dans sa poche et le mit dans ma main. C’était une vieille photographie d’un homme décharné, à l’épaisse crinière blanche et bouclée. J’estimai qu’il avait une cinquantaine d’années. Il portait une sorte d’uniforme blanc avec un petit nœud papillon noir.
C’était en fait un homme tout à fait charmant, beaucoup plus délicat d’aspect que David, mais il avait le même genre d’élégance britannique et son sourire n’avait rien de déplaisant. Il était accoudé à la rambarde de ce qui aurait pu être le pont d’un navire. Mais oui, c’était bien un navire.
« Vous saviez que je vous demanderais cela, n’est-ce pas ?
— Tôt ou tard, dit-il.
— Quand cette photo a-t-elle été prise ?
— C’est sans importance. Pourquoi diable voulez-vous le savoir ? » Il trahit un rien d’agacement, mais le dissimula aussitôt. « C’était il y a dix ans, répondit-il en baissant légèrement le ton. Cela vous suffit-il ?
— Cela vous donne donc… quoi ? Dans les soixante-cinq ans, peut-être ?
— Je me contenterai de cela, dit-il avec un grand sourire complice.
— Comment avez-vous appris tout cela ? Pourquoi d’autres n’ont-ils pas mis au point ce petit tour ? »
Il me toisa, avec une certaine froideur, et je crus que son calme allait peut-être l’abandonner soudain. Puis il retrouva ses façons courtoises. « Bien des gens l’ont fait, dit-il, d’un ton très confidentiel. Votre ami David Talbot aurait pu vous le dire. Il ne l’a pas voulu. Il ment, comme tous ces sorciers du Talamasca. Ils sont religieux. Ils s’imaginent qu’ils peuvent contrôler les gens ; ils utilisent leurs connaissances pour cela.
— Comment connaissez-vous leur existence ?
— J’ai été membre de leur ordre, dit-il, une lueur de malice s’allumant dans ses yeux tandis qu’il souriait de nouveau. Ils m’ont flanqué dehors. Ils m’ont accusé d’utiliser mes pouvoirs pour mon profit personnel. Que faire d’autre, monsieur de Lioncourt ? À quoi utilisez-vous vos pouvoirs, sinon à votre profit ? »
Louis avait donc raison. Je ne dis rien. J’essayai de lire dans ses pensées, mais c’était inutile. Au lieu de cela, je ressentis fortement sa présence physique, l’ardeur qui émanait de lui, de la source brûlante de son sang. Succulent, voilà le mot qui convenait à ce corps, peu importait ce qu’on pouvait penser de son âme. Cette sensation me déplaisait car elle me donnait l’envie de le tuer maintenant.
« J’ai découvert votre existence par le Talamasca, continua-t-il en reprenant le même ton confidentiel. Bien sûr, je connaissais vos petits ouvrages de fiction. J’ai lu tout cela. C’est pourquoi j’ai utilisé ces nouvelles pour communiquer avec vous. Mais c’est dans les archives du Talamasca que j’ai découvert que vos romans n’étaient en rien des fictions. »
J’enrageais sans rien dire en pensant que Louis avait deviné juste.
« Bon, dis-je. Je comprends tout ce que vous racontez sur la division du cerveau et la division de l’âme, mais imaginez que vous refusiez de me rendre mon corps après que nous aurons procédé à ce petit échange, et imaginez que je ne sois pas assez fort pour le recouvrer ; qu’est-ce qui vous empêchera de filer pour de bon avec mon corps ? »
Il resta un moment parfaitement silencieux, puis il répondit en articulant bien chaque mot :
« Un très gros enjeu.
— Ah !
— Dix millions de dollars sur un compte en banque qui m’attendront quand je reprendrai possession de ce corps-ci. » Il fouilla de nouveau dans la poche de son manteau et en tira une petite carte en plastique sur laquelle figurait une minuscule image de son nouveau visage. Il y avait, aussi, une empreinte bien nette, son nom, Raglan James, et une adresse à Washington.
« Vous pouvez certainement arranger cela. Une fortune qui ne peut être revendiquée que par l’homme à qui appartient ce visage et cette empreinte ? Vous ne vous imaginez pas que je voudrais perdre une fortune de cette ampleur, non ? D’ailleurs, je ne veux pas de votre corps pour toujours. Vous-même, vous ne le voulez pas pour toujours non plus, n’est-ce pas ? Vous avez été bien trop éloquent à propos de vos angoisses, de votre longue et bruyante descente en enfer, etc. Non. Je ne veux votre corps que pour un petit moment. Il y a bien des enveloppes charnelles de par le monde qui attendent que je prenne possession d’elles, bien des aventures qui m’attendent. »
J’examinai la petite carte.
« Dix millions, dis-je. C’est en effet une somme.
— Ça n’est rien pour vous, et vous le savez. Vous avez des milliards à l’abri dans des banques internationales sous tous vos pittoresques pseudonymes. Une créature dotée de vos redoutables pouvoirs peut acquérir toutes les richesses du monde. Il n’y a que les malheureux vampires de série B qui mènent à travers l’éternité une existence précaire : nous le savons tous les deux. »
Il essuya élégamment ses lèvres avec un mouchoir de lin, puis but une gorgée de café.
« J’ai été extrêmement intrigué, dit-il, par vos descriptions du vampire Armand dans La Reine des Damnés, la façon dont il utilisait ses précieux dons pour amasser une fortune et bâtir sa grande entreprise, l’Ile de Nuit, quel nom charmant. Cela m’a vraiment coupé le souffle. » Il sourit et poursuivit, d’un ton aussi aimable et suave qu’auparavant. « Je n’ai pas eu beaucoup de mal à retrouver la preuve de vos assertions et à les commenter, vous comprenez, même si, comme nous le savons tous deux, votre mystérieux camarade a depuis longtemps abandonné l’Ile de Nuit et a disparu du royaume des archives informatiques – du moins pour autant que je puisse en être certain… »
Je ne dis pas un mot.
« D’ailleurs, pour ce que je vous offre, dix millions, c’est une affaire. Qui d’autre vous a jamais fait pareille proposition ? Il n’y a personne à part moi – enfin, pour l’instant – qui le puisse ou qui le veuille.
— Et imaginez que moi, je n’aie pas envie de refaire l’échange à la fin de la semaine ? demandai-je. Imaginez que je veuille à jamais être humain ?
— Ça ne me gêne absolument pas, dit-il avec grâce. Je peux me débarrasser de votre corps à tout moment. Il y a une foule d’autres gens qui m’en délivreront. » Il me fit un sourire respectueux et admiratif.
« Qu’allez-vous faire de mon corps ?
— En profiter. Profiter de sa force, de sa puissance ! J’ai eu tout ce que le corps humain peut offrir : jeunesse, beauté, ressort, j’ai été dans le corps d’une femme, vous savez. Et soit dit en passant, je ne vous le recommande pas. J’ai envie maintenant de ce que vous, vous avez à offrir. » Il plissa les yeux et pencha la tête de côté. « S’il y avait des anges incarnés qui traînent, ma foi, je pourrais aborder l’un d’eux.
— Le Talamasca n’a pas trace d’ange dans ses archives ? »
Il hésita, puis eut un petit rire contenu. « Les anges sont de purs esprits, monsieur de Lioncourt, répliqua-t-il. C’est de corps que nous parlons, non ? J’aime m’adonner aux plaisirs de la chair. Et les vampires sont des monstres de chair, n’est-ce pas ? Ils s’engraissent de sang. » De nouveau, une lueur s’alluma dans ses yeux lorsqu’il prononça le mot « sang ».
« Qu’est-ce qui vous fait vibrer ? demandai-je. Je veux dire : vraiment. Quelle est votre passion ? Ce ne peut pas être l’argent. À quoi sert l’argent ? Qu’achèterez-vous avec ? Des expériences que vous n’avez pas connues ?
— Oui, je dirais que c’est cela. Des expériences que je n’ai pas eues. Je suis de toute évidence un sensualiste, faute d’un meilleur mot, mais si vous voulez savoir la vérité – et je ne vois pas pourquoi il y aurait entre nous de mensonges – je suis à tous égards un voleur. Je ne profite de quelque chose qu’à moins de l’avoir marchandé, subtilisé ou volé à quelqu’un. C’est ma façon de faire quelque chose à partir de rien, pourrait-on dire, qui me rend comparable à Dieu ! »
Il s’arrêta comme s’il était si impressionné par ce qu’il venait de dire qu’il lui fallait reprendre son souffle. Une lueur dansait dans ses yeux, puis il baissa son regard vers sa tasse de café à moitié vide et me lança un long sourire secret.
« Vous me suivez, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Ces vêtements, je les ai volés, ajouta-t-il. Tout ce qu’il y a dans ma maison de Georgetown a été volé : chaque meuble, chaque tableau, le moindre objet d’art. La maison elle-même a été volée ou dirons-nous on m’en a signé l’acte de vente dans une fondrière d’impressions erronées et de faux espoirs. Je crois qu’on appelle ça de l’escroquerie ? Ou cela revient au même. » Il eut de nouveau un sourire orgueilleux et, avec une telle intensité, semblait-il, que j’en restai stupéfait. « Tout l’argent que je possède est de l’argent volé. Il en va de même pour la voiture que je conduis à Georgetown. Et des billets d’avion dont je me suis servi pour vous pourchasser à travers le monde. »
Je ne réagis pas. Comme il était étrange, songeai-je, intrigué par le personnage, qui pourtant me répugnait encore, malgré toute son aménité et son apparente franchise. C’était un numéro, mais proche de la perfection. Et puis ce visage ensorceleur, qui paraissait à chaque nouvelle révélation être plus mobile, plus expressif, plus accommodant. Je me secouai. Il me fallait en savoir plus.
« Comment avez-vous réussi à me suivre ainsi ? Comment saviez-vous où j’étais ?
— Pour être parfaitement franc avec vous, de deux façons. La première est évidente. Je peux quitter mon corps pour de brèves périodes et, dans ces moments-là je peux vous rechercher sur de grandes distances. Mais je n’aime pas du tout ce genre de voyage astral. Et puis, bien sûr, vous n’êtes pas facile à trouver. Vous vous cachez pendant de longues périodes ; puis vous flamboyez sans craindre d’être visible ; et, bien entendu, vous vous déplacez sans qu’on puisse deviner votre itinéraire. Souvent, le temps que je vous aie repéré et que j’aie amené mon corps sur place, vous aviez disparu.
« Il y a encore une autre méthode, presque aussi magique : les systèmes informatiques. Vous utilisez de nombreux pseudonymes. J’ai réussi à en découvrir quatre. Souvent je ne suis pas assez rapide pour vous rattraper grâce à l’ordinateur. Mais je peux examiner vos traces. Et quand vous revenez sur vos pas, je sais où aller. »
Je ne dis rien, m’émerveillant simplement encore une fois de voir combien il savourait tout cela.
« J’aime vos goûts en matière de villes, dit-il. J’aime votre goût en matière d’hôtels, le Hassler à Rome, le Ritz à Paris, le Stanhope à New York et, naturellement, le Park Central à Miami, ce ravissant petit hôtel. Oh ! n’ayez pas l’air si méfiant. Ce n’est rien du tout de traquer les gens par les systèmes informatiques. Il suffit d’acheter des secrétaires pour qu’elles vous montrent un reçu de carte de crédit, de houspiller des employés de banque pour leur faire révéler des informations qu’on leur a dit de garder pour eux. Ces tours-là marchent généralement parfaitement bien. Inutile d’être un tueur surnaturel pour y arriver. Non, pas du tout.
— Vous utilisez l’informatique pour voler de l’argent ?
— Quand je le peux, dit-il avec un petit sourire crispé. Je vole de n’importe quelle façon. Rien ne me paraît indigne. Mais je n’ai aucun moyen de voler dix millions de dollars. Si je le pouvais, je ne serais pas ici maintenant, n’est-ce pas ? Je ne suis pas malin à ce point-là. J’ai été pris deux fois. J’ai fait de la prison. C’est là où j’ai perfectionné les moyens de voyager hors du corps, puisqu’il n’y avait pas d’autres méthodes. » Il eut un sourire sarcastique.
« Pourquoi me racontez-vous tout cela ?
— Parce que votre ami David Talbot va le faire. Et parce que je crois que nous devrions nous comprendre. Je suis las de prendre des risques. Cette fois, c’est le gros coup : votre corps – et dix millions de dollars quand j’y renonce.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? interrogeai-je. Tout ça me paraît si mesquin, si peu de chose.
— Dix millions, c’est peu de chose ?
— Mais oui. Vous avez échangé un vieux corps contre un neuf. Vous voilà de nouveau jeune ! Et la prochaine étape, si j’y consens, ce sera mon corps, mes pouvoirs. C’est l’argent qui vous importe. En fait, c’est juste l’argent et rien d’autre.
— Ce sont les deux ! dit-il d’un ton de défi. Les deux sont très similaires. » Au prix d’un effort délibéré, il retrouva son sang-froid. « Vous ne vous en rendez pas compte, parce que vous avez acquis simultanément votre fortune et votre pouvoir, dit-il. L’immortalité et un grand cercueil plein d’or et de joyaux. Ça n’était pas ça, l’histoire ? Vous êtes sorti immortel de la tour de Magnus et avec la rançon d’un roi. Ou bien ce récit est-il un mensonge ? Vous êtes assez réel, c’est évident. Mais je ne sais pas tout sur ces histoires que vous écrivez. Vous devriez pourtant comprendre ce que je dis. Vous êtes un voleur vous-même. »
Je sentis aussitôt la colère m’envahir. Tout d’un coup, il me dégoûtait encore plus profondément que quand il était dans cet état de tremblante inquiétude lorsque nous nous étions assis à cette table.
« Je ne suis pas un voleur, dis-je calmement.
— Mais si, répliqua-t-il avec une étonnante compassion. Vous volez toujours vos victimes, vous le savez bien.
— Non, je ne le fais jamais à moins… à moins d’y être obligé.
— Comme vous voudrez. Je pense que vous êtes un voleur. » Il se pencha en avant, les yeux de nouveau étincelants tandis qu’il poursuivait en pesant ses mots. « Vous volez le sang que vous buvez, vous ne pouvez pas dire le contraire.
— Que s’est-il vraiment passé entre vous et le Talamasca ? demandai-je.
— Je vous l’ai dit, répondit-il. Le Talamasca m’a expulsé. On m’a accusé d’utiliser mes dons afin d’obtenir des renseignements pour mon usage personnel. On m’a accusé de fraude. Et de vol, bien sûr. Ils ont été très stupides et imprévoyants, vos amis du Talamasca. Ils m’ont complètement sous-estimé. Ils auraient dû m’évaluer, m’étudier. Ils m’auraient supplié de leur enseigner ce que je sais.
« Au lieu de cela, ils m’ont mis à la porte. Avec six mois d’indemnités. Une misère. Et ils ont refusé ma dernière requête : un billet de première classe pour l’Amérique à bord du Queen Elizabeth II. Ç’aurait été si simple pour eux d’exaucer mon souhait. Ils me devaient bien cela, après tout ce que je leur avais révélé. Ils auraient dû le faire. » Il soupira, me lança un coup d’œil, puis baissa les yeux vers son café. « Ce sont de petits détails comme ça qui comptent en ce monde. Ils comptent beaucoup. »
Je ne répondis pas. Je regardai de nouveau la photo, le personnage sur le pont du navire, mais je ne suis pas sûr qu’il y fît attention. Son regard était perdu dans la salle bruyante du café, s’attardant sur les murs, le plafond et parfois les touristes mais sans remarquer aucun d’eux.
« J’ai essayé de marchander avec eux, dit-il, retrouvant un ton doux et mesuré. Au cas où ils auraient voulu le retour de quelques objets, ou la réponse à quelques questions… vous savez. Mais ils n’ont pas voulu en entendre parler, pas eux ! Et l’argent ne compte pas pour ces gens-là, pas plus que pour vous. Ils étaient trop mesquins pour même envisager cela. Ils m’ont donné un billet d’avion en classe touriste et un chèque représentant six mois de salaire. Six mois de salaire ! Oh ! j’en ai tellement assez de toutes ces petites vicissitudes !
— Qu’est-ce qui vous a fait croire que vous pourriez les duper ?
— Mais je les ai dupés bel et bien, dit-il, un petit sourire faisant briller ses yeux. Ils ne font pas très attention à leurs inventaires. Ils ne se doutent absolument pas de ce que j’ai réussi à m’approprier de leurs petits trésors. Ils ne s’en douteront jamais. Bien sûr, le vrai vol, c’était vous : le secret de votre existence. Ah ! découvrir ce petit coffre plein de reliques a été un tel coup de chance. Comprenez bien, je n’ai rien pris de vos possessions d’autrefois : redingotes pourries de vos placards de La Nouvelle-Orléans, parchemins avec votre belle signature, tenez, il y avait même un médaillon avec une miniature de cette maudite enfant…
— Surveillez vos paroles », murmurai-je.
Il se tut. « Je suis désolé. Vraiment, je ne voulais pas vous offenser.
— Quel médaillon ? » interrogeai-je. Pouvait-il entendre le battement de mon cœur qui s’accélérait soudain ? Je m’efforçai de le calmer, d’empêcher la chaleur de me monter une nouvelle fois au visage.
Quel air humble il prit pour me répondre. « Un médaillon d’or au bout d’une chaîne, avec une petite miniature ovale à l’intérieur. Oh ! je ne l’ai pas volé. Je vous le jure. Je l’ai laissé là-bas. Demandez à votre ami Talbot. Il est toujours dans le coffre. »
J’attendis, ordonnant à mon cœur de s’apaiser et chassant de mon esprit toute image de ce médaillon. Puis je repris : « Quand même, le Talamasca vous a surpris et vous a mis dehors.
— Vous n’avez pas besoin de continuer à m’insulter, dit-il humblement. Nous pouvons parfaitement conclure notre petit marché sans échanger des phrases désagréables. Je suis tout à fait navré d’avoir parlé de ce médaillon, je ne…
— Il faut que je réfléchisse à votre proposition, dis-je.
— Ça pourrait être une erreur.
— Pourquoi ?
— Lancez-vous ! Agissez vite. Agissez maintenant. Et n’oubliez pas, je vous prie, si vous me causez quelque tort, vous laisserez à jamais passer cette occasion. Je suis la seule clé de cette expérience ; utilisez-moi ou vous ne saurez jamais ce que c’est que de redevenir un être humain. » Il m’attira près de lui, si près que je sentais son haleine sur ma joue. « Vous ne saurez jamais ce que c’est que de marcher au soleil, de savourer tout un repas de vraie nourriture, de faire l’amour à une femme ou à un homme.
— Je veux que vous partiez d’ici maintenant. Quittez cette ville et ne revenez jamais. Quand je serai prêt, je viendrai vous trouver à votre adresse de Georgetown. Cet échange ne sera pas pour une semaine. En tout cas, pas la première fois. Ce sera…
— Puis-je suggérer deux jours ? »
Je ne répondis pas.
« Et si nous commencions par un seul jour ? proposa-t-il. Si ça vous plaît, nous pourrons alors prendre nos dispositions pour une période plus longue ?
— Un jour, dis-je, ma voix me paraissant très bizarre. Une période de vingt-quatre heures… pour la première fois.
— Un jour et deux nuits, dit-il avec calme. Permettez-moi de suggérer le mercredi qui vient, sitôt après le coucher du soleil, comme vous l’aimez. Nous ferons le second échange tôt vendredi, avant l’aube. »
Je ne répondis pas.
« Vous avez ce soir et demain soir pour faire vos préparatifs, dit-il d’un ton enjôleur. Après l’échange, vous aurez toute la nuit de mercredi et toute la journée de jeudi. Bien sûr, vous aurez aussi jeudi soir jusqu’à… disons deux heures avant le lever du soleil vendredi ? Voilà qui devrait vous laisser le temps. »
Il m’examina avidement, puis son angoisse le reprit : « Oh ! et apportez avec vous un de vos passeports. Peu m’importe lequel. Il me faut un passeport, quelques cartes de crédit et de l’argent dans mes poches en plus des dix millions. Vous comprenez ? »
Je ne dis rien.
« Vous savez que ça marchera. »
Je ne répondis pas davantage.
« Croyez-moi, tout ce que je vous ai dit est vrai. Demandez à Talbot. Je ne suis pas né dans le corps de ce bel individu que vous voyez devant vous. Et en cet instant même cette enveloppe charnelle vous attend. »
Je restai silencieux.
« Venez me trouver mercredi, dit-il. Vous ne le regretterez pas. » Il marqua un temps, puis ses manières devinrent encore plus douces. « Écoutez, je… j’ai l’impression de vous connaître, dit-il, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure. Je sais ce dont vous avez envie ! C’est épouvantable d’avoir envie de quelque chose et de ne pas l’avoir. Ah ! et puis de savoir que c’est à votre portée. »
Je levai lentement la tête pour le regarder dans les yeux. Le beau visage était paisible, sans la moindre expression et les yeux avaient dans leur fragilité et la précision de leur regard quelque chose de miraculeux. La peau elle-même paraissait souple et sous mes doigts me faisait l’effet du satin. Puis la voix revint, dans un demi-murmure séducteur, les mots tintés de tristesse.
« C’est quelque chose que seuls vous et moi pouvons faire, reprit-il. Dans une certaine mesure, c’est un miracle que seuls vous et moi pouvons comprendre. »
Le visage soudain me parut monstrueux dans sa tranquille beauté. Même la voix semblait monstrueuse avec son timbre charmant et son éloquence conquérante, si vibrante de compassion et même d’affection, peut-être même d’amour.
J’éprouvais l’envie de saisir cette créature à la gorge ; l’envie de la secouer jusqu’à lui faire perdre son sang-froid et son apparence de sentiments profonds, mais je n’aurais pas rêvé de le faire en réalité. J’étais fasciné par son regard et par sa voix. Je me laissais être fasciné, comme j’avais laissé s’abattre sur moi ces premières impressions physiques d’être attaqué. Et l’idée me vint que je tolérais cela simplement parce que cet être me semblait si fragile, si stupide et que j’étais sûr de ma propre force.
Mais c’était un mensonge. J’avais envie de le faire ! J’avais envie de procéder à cet échange.
Ce fut seulement au bout d’un long moment qu’il détacha son regard pour le promener sur le café. Attendait-il son heure ? Que se passait-il dans son âme complice et fourbe ! Une créature qui pouvait voler des corps ! Qui pouvait vivre dans l’enveloppe charnelle d’autrui.
D’un geste lent, il prit un stylo dans sa poche, déchira une des serviettes en papier et écrivit le nom et l’adresse d’une banque. Il me donna le papier, je le pris et le glissai dans ma poche. Sans dire un mot.
« Avant que nous fassions l’échange, je vous donnerai mon passeport, dit-il, en me scrutant à chaque mot qu’il prononçait. Celui avec le visage correct, bien sûr. Vous serez confortablement installé dans ma maison. Je suppose que vous aurez de l’argent dans vos poches. Vous en avez toujours. Vous la trouverez tout à fait charmante, ma maison. Vous aimerez Georgetown. » Ses mots étaient comme des doigts légers pianotant sur le revers de ma main, agaçants mais avec en même temps quelque chose de vaguement excitant. « C’est un endroit tout à fait civilisé, une vieille demeure. Évidemment, il neige là-bas. Vous vous en rendez compte. Il fait très froid. Si vraiment vous ne voulez pas le faire dans un climat froid…
— La neige ne me gêne pas, murmurai-je.
— Non, bien sûr. Allons, je m’assurerai de vous laisser un bon assortiment de tenues d’hiver, dit-il du même ton conciliant.
— Aucun de ces détails ne compte », dis-je. Quel imbécile il était de croire qu’ils avaient de l’importance. Je sentais mon cœur battre.
« Oh, je n’en suis pas sûr, dit-il. Quand vous serez humain, vous découvrirez peut-être que beaucoup de choses ont de l’importance. »
Pour vous, peut-être, songeai-je. Tout ce qui m’importe, c’est d’être dans ce corps et d’être en vie. Je croyais revoir la neige de ce dernier hiver en Auvergne. Je revoyais le soleil ruisselant sur les montagnes… Je revoyais le petit prêtre de l’église du village, frissonnant dans la grande salle en se plaignant à moi des loups qui descendaient la nuit jusqu’au village. Bien sûr que j’irais chasser les loups. C’était mon devoir.
Peu m’importait qu’il eût ou non lu ces pensées.
« Ah ! n’avez-vous pas envie de goûter de la bonne chère ? N’avez-vous pas envie de boire du bon vin ? Et, au fait, que diriez-vous d’une femme, ou d’un homme ? Bien sûr, il vous faudra de l’argent et une maison plaisante. »
Je ne répondis rien. Je voyais le soleil sur la neige. Mon regard parcourut lentement son visage. Je songeai combien il me paraissait étrangement gracieux dans cette nouvelle tentative pour me persuader, combien en fait il ressemblait à David.
Il allait continuer son évocation des luxes de la vie quand d’un geste je lui imposai le silence.
« Bon, dis-je. Je crois que vous me verrez mercredi. Voulez-vous que nous disions une heure après la tombée de la nuit ? Oh ! et il faut que je vous prévienne. Cette fortune de dix millions de dollars, elle ne sera à votre disposition que pendant deux heures mercredi matin. Il faudra vous présenter en personne pour la réclamer. » En cet instant, je lui donnai une petite tape sur l’épaule. « Cette personne-ci, évidemment.
— Évidemment. J’attends cela avec impatience.
— Mais il vous faudra un code d’accès pour effectuer la transaction. Et vous ne l’apprendrez de moi que quand vous me rendrez mon corps comme convenu.
— Non. Pas de code d’accès. Le transfert des fonds doit être effectué irrévocablement avant la fermeture de la banque mercredi après-midi. Tout ce que j’aurai à faire le vendredi suivant sera de me présenter comme mandaté par vous, laisser prendre mes empreintes digitales si vous insistez et ensuite la banque transférera l’argent. »
Je restai silencieux ; je réfléchissais.
« Après tout, mon bel ami, dit-il, imaginez que votre journée comme être humain ne vous plaise pas ? Si vous n’aviez pas l’impression d’en avoir eu pour votre argent ?
— J’en aurai pour mon argent, murmurai-je, me parlant surtout à moi-même.
— Non, reprit-il avec patience mais en insistant. Pas de code d’accès. »
Je l’examinai. Il me sourit et il m’apparut presque innocent et vraiment jeune. Seigneur, cela avait dû représenter quelque chose pour lui cette vigueur juvénile. Comment n’aurait-elle pas pu l’éblouir, ne serait-ce qu’un moment ? Au début, peut-être, il avait déjà dû estimer qu’il avait atteint tout ce qu’il pourrait jamais désirer.
« Loin de là ! » s’écria-t-il soudain, comme s’il ne pouvait empêcher les mots de sortir de ses lèvres.
Je ne pus maîtriser mon rire.
« Laissez-moi vous dire un petit secret à propos de la jeunesse, déclara-t-il avec une brusque froideur. Bernard Shaw a dit que c’était du gâchis d’en faire profiter les jeunes, vous vous rappelez cette petite remarque amusante et un peu surfaite.
— Oui.
— Eh bien, pas du tout. Les jeunes savent combien la jeunesse peut être difficile et vraiment épouvantable. Leur jeunesse est un gâchis pour tous les autres, c’est cela l’horreur. Les jeunes n’ont pas d’autorité, pas de respect.
— Vous êtes fou, dis-je. Je ne pense pas que vous fassiez très bon usage de ce que vous volez. Comment pourriez-vous ne pas être excité par cette simple énergie de la jeunesse ? Vous repaître de la beauté dont vous voyez le reflet dans les yeux de ceux qui vous regardent, partout où vous allez ? »
Il secoua la tête. « À vous d’en profiter. Le corps est jeune comme vous avez toujours été jeune. Sa pure énergie, comme vous dites, vous excitera. Vous allez vous repaître de ces regards adorateurs. » Il s’interrompit. Il but la dernière gorgée de son café et contempla le fond de sa tasse.
« Pas de code d’accès, dit-il poliment.
— Très bien.
— Ah ! bon, reprit-il avec un chaleureux sourire étonnamment rayonnant. Rappelez-vous, pour cette somme-là, je vous ai proposé une semaine, dit-il. C’est vous qui avez décidé de vous limiter à un jour plein. Peut-être après y avoir goûté voudrez-vous un temps beaucoup plus long.
— Peut-être », dis-je. De nouveau j’étais troublé de le voir, de voir cette grande main tiède maintenant gantée.
« Et un nouvel échange vous coûtera encore une belle somme, dit-il gaiement, tout sourire maintenant, en disposant son foulard sous ses revers.
— Oui, bien sûr.
— L’argent ne compte vraiment pas pour vous, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un ton songeur.
— Pas le moins du monde. » Quelle tragédie, songeai-je, qu’il compte tant pour toi.
« Allons, peut-être devrais-je prendre congé maintenant et vous laisser faire vos préparatifs. Je vous reverrai mercredi comme prévu.
— N’essayez pas de me faire faux bond », dis-je à voix basse, en me penchant un peu en avant puis en levant la main pour lui effleurer le visage.
Ce geste de toute évidence l’alarma. Il se figea, comme un animal qui dans un bois sentirait soudain un danger alors qu’il n’y en avait aucun auparavant. Mais son expression resta calme et je laissai mes doigts posés sur sa peau rasée de près.
Puis je les déplaçai lentement vers le bas, pour sentir la fermeté de sa mâchoire, et je posai ensuite ma main sur son cou. Là aussi, le rasoir était passé, laissant sa légère ombre bleutée. La peau était ferme, étonnamment musclée et il émanait d’elle un parfum pur et juvénile tandis que je voyais la sueur perler sur son front et ses lèvres esquisser un sourire gracieux.
« Vous avez sûrement savouré juste un peu le plaisir d’être jeune », murmurai-je sous cape.
Il sourit, comme s’il savait à quel point ce sourire pouvait être rayonnant et séducteur.
« Je fais les rêves des jeunes, répondit-il. Et ils rêvent toujours d’être plus vieux, plus riches, plus sages et plus forts, vous ne croyez pas ? »
J’eus un petit rire.
« Je serai là mercredi soir, dit-il avec la même sincérité persuasive. Vous pouvez en être certain. Allons, cela marchera, je vous le promets. » Il se pencha en avant et murmura : « Vous allez être à l’intérieur de ce corps ! » Et une fois de plus il me sourit de l’air le plus charmant et le plus prévenant. « Vous verrez.
— Je veux que vous quittiez maintenant La Nouvelle-Orléans.
— Ah ! mais oui, immédiatement », dit-il. Et, sans un mot de plus, il se leva, reculant devant moi, puis il s’efforça de dissimuler la peur qui l’envahissait soudain. « J’ai déjà mon billet, dit-il. Je n’aime pas votre sale petit trou des Caraïbes. » Il émit un petit rire modeste, presqu’un joli rire. Puis il poursuivit comme un sage professeur réprimandant un étudiant. « Nous bavarderons davantage quand vous viendrez à Georgetown. Et n’essayez pas de m’espionner d’ici là. Je le saurai si vous le faites. J’excelle à repérer ce genre de chose. Même le Talamasca est stupéfait de mes pouvoirs. Ils auraient dû me garder dans leur sein ! Ils auraient dû m’étudier. » Il s’arrêta.
« Je vous espionnerai de toute façon, dis-je du même ton sourd et prudent. Peu m’importe vraiment que vous le sachiez ou non. »
Il se remit à rire, d’un petit rire étouffé mais sous lequel on sentait couver la colère, puis il me fit un petit signe de tête et se précipita vers la porte. Il était redevenu la créature maladroite et gauche, bouillant d’une folle excitation. Et comme c’était tragique, car ce corps assurément, avec une autre âme à l’intérieur, pourrait avoir les mouvements d’une panthère.
Je le rattrapai sur le trottoir, le faisant sursauter, infligeant même une peur bleue à son petit esprit plein de pouvoirs psychiques. Nous nous regardions presque dans le blanc des yeux.
« Que voulez-vous faire de mon corps ? interrogeai-je. Je veux dire, à part fuir le soleil chaque matin comme si vous étiez un insecte nocturne ou une limace géante ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? dit-il, jouant de nouveau le charmant gentleman anglais avec une totale sincérité. J’ai envie de boire du sang. » Il ouvrit de très grands yeux et se pencha plus près. « Je veux prendre la vie en le buvant. C’est bien le but, n’est-ce pas ? Vous ne leur volez pas seulement leur sang, mais leur existence. Je n’ai jamais rien volé d’aussi précieux à personne. » Il me lança un sourire entendu. « Le corps, oui, mais pas le sang ni la vie. »
Je le laissai aller, reculant aussi brusquement qu’il l’avait fait avec moi un instant plus tôt. Mon cœur battait à tout rompre et je sentais un frisson me parcourir tandis que je le contemplais, que je fixais ce beau visage apparemment innocent.
Il souriait toujours. « Vous êtes un voleur par excellence, dit-il. Chaque souffle qui vous emplit les poumons est volé ! Oh ! oui, il me faut votre corps. Il faut que je fasse cette expérience. Pénétrer dans les dossiers du Talamasca sur les vampires était un triomphe, mais posséder votre corps et voler du sang pendant que je me trouve à l’intérieur ! Ah, voilà qui dépasse mes plus beaux exploits ! Vous êtes le voleur absolu.
— Éloignez-vous de moi, murmurai-je.
— Oh ! allons, ne soyez pas si délicat, dit-il. Vous détestez quand d’autres gens vous font cela. Vous êtes quelqu’un de très privilégié, Lestat de Lioncourt. Vous avez trouvé ce que cherchait Diogène. Un homme ! » Encore un large sourire, puis une sourde volée d’un rire frémissant, comme s’il ne pouvait le contenir plus longtemps. « Je vous verrai mercredi. Il faudra que vous veniez de bonne heure. Je veux autant de la nuit que je peux. »
Il tourna les talons et sortit en hâte, hélant frénétiquement un taxi, puis fonçant dans le flot de la circulation pour monter de force dans une voiture qui venait tout juste de s’arrêter, manifestement pour quelqu’un d’autre. Une petite discussion s’ensuivit mais il l’emporta aussitôt, claquant la portière au visage de l’autre client tandis que la voiture s’éloignait rapidement. Je le vis me faire un clin d’œil à travers la vitre sale et un geste de la main. Puis son taxi et lui disparurent.
J’étais malade de désarroi. Je restai là, incapable de bouger. La nuit, malgré sa fraîcheur, était animée et emplie de la rumeur mêlée des touristes qui passaient et des automobiles ralentissant en traversant la place. Sans intention délibérée, sans utiliser de mots, je cherchai à la voir comme elle pouvait être en plein soleil, je cherchai à imaginer le ciel au-dessus de cet endroit d’un bleu révoltant.
Puis lentement je remontai le col de mon manteau.
Je marchai des heures. Je ne cessais d’entendre à mes oreilles cette belle voix cultivée.
Vous ne volez pas seulement leur sang, mais leur existence. Je n’ai jamais rien volé d’aussi précieux à personne. Le corps, oui, mais pas le sang ni la vie.
Je n’aurais pas pu affronter Louis. Je ne pouvais pas supporter l’idée de parler à David. Et si Marius avait vent de cette affaire, elle était terminée avant même d’être commencée. Qui savait ce que Marius me ferait pour même concevoir une pareille idée ? Et pourtant Marius, avec toute sa vaste expérience, devait bien savoir si c’était un projet réel ou imaginaire ! Grand Dieu, Marius n’avait-il jamais eu envie de le faire lui-même ?
Je retournai enfin à mon appartement, j’éteignis les lumières et je m’affalai sur le sofa de doux velours devant la paroi vitrée et sombre pour regarder la ville en contrebas.
Rappelez-vous, si vous me causez un tort, vous laisserez à jamais passer cette occasion… Recourez à moi ou bien vous ne saurez jamais ce que c’est d’être de nouveau un être humain… vous ne saurez jamais ce que c’est de marcher dans le soleil, de savourer tout un repas de vraie nourriture, de faire l’amour à une femme ou à un homme.
Je songeai à la faculté d’émerger de son enveloppe matérielle. Ce pouvoir-là ne me plaisait pas, et cela ne me venait pas spontanément, cette projection astrale, comme on l’appelait, cet esprit voyageur. À dire vrai, je l’avais utilisé si peu de fois que j’aurais pu les compter sur les doigts d’une main.
Et au milieu de toutes mes souffrances dans le désert de Gobi, je n’avais pas tenté de quitter mon enveloppe matérielle, pas plus que je n’en avais été expulsé ni que j’en eusse même envisagé la possibilité.
En fait, l’idée d’être détaché de mon corps – de flotter, sans pouvoir quitter le monde des vivants et sans pouvoir trouver une porte vers le ciel ou l’enfer – me terrifiait absolument. Et que dans ce genre de déplacement, l’idée d’une âme désincarnée ne puisse pas franchir à son gré les portes de la mort m’était clairement apparue dès la première fois où j’avais tenté ce petit tour. Mais entrer dans le corps d’un mortel ! M’ancrer là, marcher, sentir, voir comme un mortel, ah ! je ne pouvais maîtriser mon excitation. Cela devenait une vraie souffrance.
Après l’échange vous aurez toute la nuit de mercredi et toute la journée de jeudi. Toute la journée de jeudi, toute la journée…
Pour finir, peu avant le matin, j’appelai mon agent de New York. Cet homme ignorait complètement l’existence de mon agent de Paris. Il ne me connaissait que sous deux noms. Et cela faisait bien des lunes que je ne m’étais servi ni de l’un ni de l’autre. Il était très peu probable que Raglan James eût connaissance de ces identités et de leurs diverses ressources. Cela me semblait la méthode la plus simple à suivre.
« J’ai du travail pour vous, un travail très compliqué. Et qu’il faut exécuter immédiatement.
— Bien monsieur, comme toujours, monsieur.
Parfait, voici le nom et l’adresse d’une banque de Washington. Je veux que vous notiez… »